L’Action Tank Entreprise et Pauvreté tenait vendredi 25 septembre une plénière sur le thème de l’innovation sociétale : « L’innovation au service des populations fragiles : quand les grands groupes remettent en questions leurs pratiques ».
Créé en 2010, à l’initiative de la Chaire HEC «Social Business/Entreprise et Pauvreté» comme laboratoire d’expérimentations sociales, l’Action Tank est une association à but non lucratif, qui réunit aujourd’hui entreprises, associations et monde académique autour d’un objectif commun : contribuer à la réduction de la pauvreté et de l’exclusion en France. (http://www.at-entreprise-pauvrete.org/)
La plénière de l’Action Tank traitait de 3 sujets : Assurance, Logement, Mobilité. Retrouvez le ppt de présentation de la plénière ici.
Elle s’est ouverte sur les mots d’Emmanuel Faber, PDG de Danone. « Le premier « quand » pour les grands groupes : la prise de conscience que ces populations ne sont pas exclues de façon naturelle de notre champs d’intervention ». L’innovation sociale développe de nouvelles pratiques non seulement pour les grands groupes, mais aussi pour les associations et le cadre administratif. En effet, lorsque des coalitions d’acteurs se forment, toutes les parties prenantes du projet sont remises en question dans leur fonctionnement et champs d’intervention.
« L’innovation sociale a la capacité d’interroger nos propres pratiques, et c’est une des raisons fondamentales pour les grandes entreprises d’y venir. » Emmanuel Faber
Les 3 projets présentés à l’occasion de cette plénière s’appuyaient sur l’étude réalisée par le BCG sur la « double peine ». Ce phénomène est le suivant : « En plus de subir un pouvoir d'achat plus faible, ils peuvent, sur certains types d'achat payer le même bien ou service plus cher par unité de consommation que le consommateur médian » (Etude BCG)
Ce constat révoltant a poussé l’Action Tank à réaliser différents projets concernant des services ou des biens de première nécessité, comme l’assurance, la mobilité, et le logement.
Concernant l’assurance, le constat de la double peine s’applique parfaitement : l’assurance habitation est plus chère pour les plus pauvres, et même si la personne est assurée, beaucoup d’écueils existent avant qu’elle parvienne effectivement à se faire rembourser. Ces populations ont donc 3 options : la sur-assurance (trop assuré par rapport à ses besoins), la désassurance (les assureurs, tous des voleurs), l’assurance low-cost (produit peu cher mais très peu couvrant).
Or, selon l’Action Tank, il est possible d’avoir un produit moins cher et de meilleur qualité, en ayant conscience de la structure du prix d’une assurance (50% de prime de risque, 30% de frais de commercialisation, et 20% de frais de gestion), et en parvenant à jouer sur ces différents leviers.
La double peine et aussi une réalité concernant la mobilité. En effet, les travailleurs pauvres ont souvent des voitures très vieilles, en mauvais état, ce qui entraîne un coût d’usage important du véhicule, et surtout, un stress à chaque utilisation « Ma voiture va-t-elle accepter de démarrer ce matin… ? ». L’Action Tank a quantifié ce surcoût à l’usage à 900€/an.
Quelles solutions possibles ? Vendre un véhicule neuf n’est pas envisageable, car trop cher pour ces populations. En revanche, une location longue durée de véhicules neufs est, concevable et permettrait, selon l’offre élaborée par l’Action Tank, une réduction de 15% des frais d’usage.
Cela aurait donc 3 effets bénéfiques : cela ferait baisser le budget automobile des ménages, baisser la volatilité de la dépense, mais surtout, réduirait le stress de ces personnes qui ont peur que leur voiture les lâchent tous les matins.
Concernant le logement, l’Action Tank est parti d’un constat : l’offre de logements sociaux neufs est inadaptée à la demande. En effet, les petites surfaces, T1 et T2, représentent seulement 25% de l’offre, quand 48% des personnes vivant sous le seuil de pauvreté en France sont seules. De plus, ces logements sont souvent situés dans des territoires défavorisés, ce qui ne fait qu’aggraver le phénomène.
En conséquence, beaucoup de ménages n’ont pas accès aux logements sociaux, ils restent donc dans des solutions d’hébergement précaires, ou bien accèdent au parc privé locatif, solution très onéreuse par rapport à leurs revenus.
Même en ayant accès à un logement social, le reste à vivre est souvent insuffisant (moins de 14€ par jour), et les coûts d’usage du futur habitant trop élevé. Afin de les réduire, il faut s’intéresser à l’ensemble de ses postes de coûts
Selon Martin Hirsch, beaucoup de gens et d’organisations impliquées ne connaissent pas ces données de décomposition des coûts. Cette approche est féconde pour trouver des relais, afin que la baisse du coût global ne se fasse pas au détriment des acteurs.
« La barrière entre le social et le business est mentale, c’est la première prise de conscience lorsqu’on s’attaque à problème social avec une approche business », Emmanuel Faber
Jean-Christophe Gard, partenaire chez BCG, témoignait sur les difficultés rencontrées lors du projet sur l’assurance. « On pensait que ce serait facile avec les assureurs, que notre projet correspondrait à leur mission d’être au service de tous, dans une logique mutualiste. On a commencé par rencontrer les DGs de différents groupes d’assurance. Le premier rendez-vous était souvent très enthousiasmant, mais ça n’a jamais rien donné. Cela remettait trop de choses en question au niveau des pratiques internes des assurances. » En effet, les produits d’assurance sont très longs à concevoir et mobilisent beaucoup de ressources. Ces produits sont souvent très couvrants, afin de mutualiser pour l’ensemble des clients : retirer certaines garanties semble donc très complexe. Et si l’évaluation de la prime de risque n’a aucun secret pour les assureurs, il leur est difficile de connaître leurs coûts internes de gestion.
La mise en place d’un nouveau produit dans une logique social business impliquait donc tellement de difficultés internes pour les assurances que beaucoup ne souhaitèrent pas donner suite au projet.
Pour Bruno Rollet, architecte, la résistance des bailleurs sociaux au projet logement n’était pas monolithique. Cependant, même quand on leur présentait l’étude sur coût global de l’Action Tank, beaucoup déclaraient qu’ils ne pouvaient de toute façon pas mettre plus d’argent pour l’investissement initial. François Marty, fondateur du Chênelet (http://www.chenelet.org/), est alors intervenu. « Peut-être, et je n’ai pas la réponse, faut-il davantage penser les métiers de demain plutôt que de vouloir réparer l’irréparable. On ne fera que gaspiller de l’énergie à vouloir réformer un système paralysé. Mieux vaut développer de nouvelles solutions ! » La France a un plus grand taux de pénurie de logement que dans aucun des grands pays développés. Cependant, des projets exemplaires existent, il faut essayer de les analyser afin de pouvoir s’en inspirer.
Pour Martin Hirsch, les freins au changement résident aussi chez les associations. « Les acteurs associatifs se sont nichés dans les dysfonctionnement du système, et il faut à présent retrouver la même énergie dans un système qui s’est mis en branle. »
L’Action Tank a souhaité considérer la question du logement par l’usage. Laurent Bosnier, DG Aparthotel Adagio, raconte « Nous nous sommes intéressés à la question suivante : en quoi le logement aide-t-il à sortir de la pauvreté ? Comment adresser la question de la décence du logement ? En voulant construire pour moins cher, les bailleurs sociaux construisent plus grand et plus loin, et déplacent le problème. La question de la durée du séjour au sein du logement est aussi cruciale : est-ce un logement à vie, ou bien seulement pour une passe difficile ? En effet, il vaut mieux un petit appartement connecté qu’un grand logement esseulé pour rebondir. Nous avons réuni des bailleurs sociaux et nous leur avons donné une équation à résoudre : sans baisser le foncier, et en considérant un coût d’effort maximum pour le locataire, qu’est-il possible de faire ? »
« Chacun peut changer ses pratiques pour faire bouger la chaîne de valeur » Sébastien Longin, DG de Plaine Commune et Habitat
Vers une nouvelle étape dans le management des grandes entreprises ? – L’écriture d’un 8ème chapitre.
La plénière s’est clôturée par une présentation de Frédéric Dalsace, professeur à HEC.
Depuis 150 ans, une des constantes de l’innovation a été la complexité croissante du processus, autour de deux axes : le nombre de parties prenantes impliquées, et le lieu de l’innovation.
En première étape, nous avons l’entreprise, parfois réduite à l’entrepreneur lui-même, comme lieu et acteur de l’innovation. C’est le passage de l’invention à l’innovation, de l’inventeur à l’entrepreneur.
La seconde étape est le co-développement de l’innovation avec les fournisseurs, où la confiance interpersonnelle peut devenir interorganisationelle, à l’exemple des grands groupes japonais des années 80, les zaïbatsus.
La troisième étape est l’innovation multicontinentale, au sein de la Triade (vous vous souvenez, quand l’Europe, les Etats-Unis et le Japon pensaient dominer le monde dans les années 90 ?!). L’innovation peut provenir des filiales et pas forcément du siège du pays d’origine de la multinationale, on s’inspire du modèle japonais, américain…
La quatrième, le développement des réseaux d’innovation, des pôles de compétitivité à l’image de la Silicon Valley, où le foisonnement de start-up stimule l’innovation.
La cinquième, la co-création avec les clients. Les clients sont intégrés au sein du processus, l’innovation centrée sur l’utilisateur prend forme. Democratizing innovation d’Eric Von Hippel explique tous les avantages à innover grâce au « lead users ».
La sixième, l’innovation ouverte L’innovation s’importe et s’exporte de manière fluide. On parle de crowdsourcing, et l’utilisation d’internet permet d’innover en open source.
La septième : l’innovation frugale, ou reverse innovation. Les entreprises s’inspirent des pays en développement pour innover, au lieu d’imposer au Sud des schémas conçus pour le Nord. Des solutions innovantes et peu coûteuses sont développées par ce biais.
La huitième ( et dernière!) : l’innovation écosystémique, inclusive. On fait entrer des acteurs à but non-lucratif afin de développer de nouveaux produits et services, de remettre en cause complètement l’entreprise, et de permettre une rénovation sociétale. Au contraire de la COP21 qui cherche à réduire le réchauffement climatique à 2°C, il s’agit de faire tourner les entreprises d’au moins 2°.
Comme Monsieur Jourdain fait de la prose, l’Action Tank fait de l’innovation écosystémique sans le savoir !
Ecrivons le prochain livre ensemble…